Robert Zubrin (président de la Mars Society)
Traduction de Pierre Brisson.
Le 2 février 2010 l’administration Obama a annoncé une nouvelle politique spatiale. Elle comprend trois décisions essentielles. Par ordre de mérite décroissant, ce sont : (1) le subventionnement par la NASA du développement de systèmes de lancement privés pour amener les astronautes jusqu’à la Station Spatiale Internationale ; (2) l’annulation du programme Constellation consacré au développement des équipements nécessaires aux vols habités vers la Lune ; (3) l’abandon du concept de fixation d’objectif de mission pour les vols habités, au profit d’une approche basée sur le financement d’une recherche technologique ayant pour but de mieux préparer et permettre une mission qui sera éventuellement choisie plus tard.
La première de ces trois décisions est positive et attendue depuis longtemps. La seconde, considérée en soi, est néfaste mais elle pourrait être bonne si quelque chose de mieux que le programme Constellation était proposé. La troisième, cependant, est une terrible erreur qui, si elle était acceptée, assurerait que le programme de vols habités américain, à l’horizon actuel, ne déboucherait sur absolument aucun résultat.
Tout au long de son histoire, la NASA a suivi deux modes opérationnels distincts. Le premier, qui a toujours été celui des missions robotiques d’exploration mais qui fut également employé pour les vols habités pendant la période 1961/1973, peut par conséquent être dénommé le « mode Apollo ». Le second, employé pour les vols habités depuis 1974, peut utilement être dénommé le « mode Navette ».
Le processus du mode Apollo est le suivant: on choisit d’abord un objectif de mission puis une architecture est mise au point pour atteindre cet objectif. Ensuite, on conçoit des équipements pour atteindre précisément l’objectif et, si nécessaire, ont développe de nouvelles technologies pour rendre ces équipements pleinement efficients. On réalise ensuite les équipements et la mission est lancée dans l’espace.
Si on applique le mode Navette, on travaille tout à fait différemment : on commence par développer les technologies et les équipements selon les souhaits des diverses communautés techniques. Ces recherches et mises aux points sont ensuite justifiées par la probabilité qu’elles pourraient s’avérer utiles plus tard, lorsque des projets de vols conséquents seront lancés.
Si l’on compare ces deux approches, on voit que ce qui anime le mode Apollo c’est l’objectif tandis que ce qui anime le mode Navette c’est la technologie ou, plus précisément, la force politique de l’élu sur le territoire duquel la technologie est développée. Dans le cas du mode Apollo, le développement technologique est réalisé pour des raisons justifiées par une mission. Dans le cas du mode Navette, les projets sont entrepris pour satisfaire des groupes de pression techniques (internes ou externes) et justifiés ensuite a posteriori. Dans le mode Apollo les efforts de l’agence spatiale sont ciblés et menés vers ce but. Dans le mode Navette, les efforts de la NASA sont régis par le hasard et l’entropie.
Représentez-vous deux couples (A et B), chacun projetant de bâtir sa propre maison. Le couple A décide du type de maison qu’il veut, recourt à un architecte pour en faire les plans détaillés puis acquiert les matériaux appropriés pour la construire ; c’est le mode Apollo ! Le couple B sollicite ses voisins chaque mois pour savoir quels éléments de leur propre maison ils aimeraient vendre et il les achète tous, espérant ainsi accumuler suffisamment de choses pour construire une vraie maison. Lorsque ses parents lui demandent pourquoi il accumule tous ce fatras, le couple B passe un contrat avec un architecte pour composer une maison qui puisse employer tout le bric-à-brac qu’il a acheté. La maison n’est jamais construite mais le couple B a une excuse pour expliquer chaque achat, ce qui le sort de tout embarras. C’est le mode Navette !
En dollars d’aujourd’hui, le budget moyen de la NASA de 1961 à 1973, était d’environ 18 milliards par an. C’est le même que celui de la NASA aujourd’hui. Pour comparer la productivité du mode Apollo à celui du mode Navette, il est par conséquent pertinent de comparer les accomplissements de la NASA entre la période 1961/1973 et ceux réalisés pendant la période 1998/2010, puisque les dépenses totales de l’agence spatiale sur chacune de ces deux périodes ont été les mêmes.
La comparaison entre le brillant tableau de réussites dans le domaine des vols habités durant la période Apollo, et celui de la décennie passée, parle d’elle-même. Sur le plan des développements technologiques, la période Apollo fut également très supérieure. C’est à cette époque que l’on créa les moteurs fusées hydrogène / oxygène, les lanceurs lourds à étages multiples, les moteurs fusées nucléaires, les réacteurs nucléaires adaptés à l’Espace, les générateurs radio isotopiques, les combinaisons spatiales, les systèmes de support vie, les techniques de rendez-vous orbital, les technologies d’atterrissage par retro-fusées, la technologie de navigation interplanétaire, les techniques de transmission de données au travers de l’espace profond, la technologie de rentrée dans l’atmosphère et de retour sur Terre, et bien davantage. A l’opposé, durant ces dernières treize années, aucune technologie significative n’a été réellement développée.
Le seul domaine dans lequel les accomplissements de la NASA d’aujourd’hui peuvent se comparer à ceux réalisés pendant la période Apollo, est celui de l’exploration robotique. Mais c’est précisément parce que l’effort d’exploration robotique conduit par le JPL continue d’appliquer une approche du type des missions Apollo, avec des objectifs. Dans le programme du JPL, les missions sont choisies sur des critères scientifiques rationnels, les plans sont ensuite établis et, si nécessaire, on travaille sur les technologies pour rendre ces plans réalisables. Si, au lieu de cela, le JPL choisissait de dépenser le plus gros de ses moyens financiers dans des développements de technologies choisies au hasard et si, ensuite il définissait ses missions de façon à employer ces « jouets » pour la simple satisfaction de les utiliser, sa productivité tomberait de la même manière à zéro.
Considérez ce qui suit: en même temps qu’elle annonçait sa nouvelle politique spatiale, la NASA nous a informé que les trois inventions clés qui devaient changer les règles du jeu qu’elle chercherait à développer seraient la propulsion électrique à plasma VASIMR, les dépôts spatiaux de carburants sur orbite et la technologie des lanceurs lourds.Mais la propulsion VASIMR, bien qu’elle soit vigoureusement mise en avant par son inventeur, n’offre pas d’avantage clair par rapport au système de propulsion électrique ionique existant. Par ailleurs, tous les deux restent complètement inutiles pour permettre une exploration par vols habités sans le développement de réacteurs nucléaires d’une puissance de plusieurs mégawatt pour les faire fonctionner et cela ne fait pas partie du programme ! De plus, même si de tels systèmes, énormes, de générateurs électronucléaires spatiaux étaient créés, l’affirmation que VASIMR (ou quelque autre mode de propulsion) permettrait le voyage jusqu’à Mars dans des temps de vols beaucoup plus courts que ceux qu’on peut réaliser avec des systèmes de propulsion chimique existants (ou même égaux aux temps de vols possibles avec les fusées existantes) ne repose sur aucune réalité technique. Ainsi, geler un programme martien en attendant que de telles capacités magiques se matérialisent est tout simplement une manœuvre pour retarder encore le programme des vols habités.
Le dépôt de carburant orbital était quant à lui la « marotte » de l’un des membres de la Commission Augustine, qui a recommandé la nouvelle politique. Cependant, son utilité potentielle comme moyen de permettre les missions vers la Lune ou vers Mars, n’est absolument pas établie. Au contraire, aucune architecture de mission récente de la NASA pour la Lune ou pour Mars n’a envisagé de ravitailler un vaisseau spatial à partir d’un tel dépôt. Insister pour que les architectes de mission adaptent une telle stratégie parce que « c’est la technologie sur laquelle nous travaillons » revient à forcer les concepteurs à accepter un système sous performant en vertu d’une décision arbitraire de privilégier une technologie.
En fin de compte, il n’est simplement pas exact que nous ayons besoin de nouvelles technologies pour créer des systèmes de lancements lourds. Nous avons fait voler notre premier lanceur lourd, le Saturn V en 1966. Ce dont nous avons besoin pour nous procurer un lanceur lourd qui fonctionne, c’est simplement la décision de le construire, ce qui ne viendra que lorsqu’il y aura une mission pour l’utiliser.
Ainsi, dans le cadre de la nouvelle politique spatiale Obama, sans direction marquée par une mission clairement définie, dix ans vont encore passer et plus de cent milliards de dollars vont être dépensés pour le programme des vols habités de la NASA, sans qu’on réalise rien de significatif. On pourra encore participer à une vingtaine de vols jusqu’à l’orbite basse terrestre mais on n’aura aucun nouveau monde à explorer. Avec les Russes, nous avons volé jusqu’à cette orbite plus de 300 fois durant le dernier demi-siècle. Dépenser une fortune pour atteindre un total de 320 ne semble vraiment pas valoir la peine. Dans le cadre du plan Obama, nous pouvons développer de nouvelles technologies, mais sans plan de mission pour guider la sélection de ces technologies, ce ne seront pas les bonnes, on ne les concrétisera pas comme systèmes de vol réels, elles ne concorderont pas entre elles et elles ne nous mèneront nulle part.
Le peuple américain mérite un programme de vols habités qui va vraiment « quelque part », pas simplement « n’importe où » mais jusqu’à une destination qui en vaut vraiment la peine. Cette destination, c’est Mars. Depuis quarante années que nous avons arrêté le programme Apollo, Mars est le défi auquel le programme spatial américain est confronté. Mars est un monde aux ressources variées et dont l’histoire inclut des océans d’eau liquide. Mars est la Pierre de Rosette qui nous dira si le développement de la vie à partir d’éléments chimiques est un phénomène commun dans l’univers et si la vie telle que nous la connaissons sur Terre suit le modèle que suit toute vie partout ailleurs ou si, au contraire, nous sommes un exemple exotique d’un éventail de possibilités considérablement plus vaste et plus intéressant. De plus Mars est l’astre le plus proche qui dispose des ressources nécessaires à l’établissement de l’homme. Pour notre génération et celles qui suivront, Mars est le Nouveau Monde. Nous ne devons pas refuser de relever son défi.
Mais, quel que soit le choix d’une destination, ce qui est absolument essentiel, c’est qu’il y en ait une, que cette destination induise un plan de mission, qu’elle induise le choix d’un ensemble d’équipements, qui induise ensuite les technologies que l’on doit développer et les équipements qu’il faut se procurer. Si on approche le problème de cette façon, on trouvera plusieurs méthodes pour rassembler les éléments nécessaires d’un système de vol, y compris des méthodes conventionnelles d’appels d’offre publics ou de partenariat avec des entreprises privées, mais ces méthodes doivent être employées d’une manière cohérente pour atteindre un objectif défini.
Si cela n’est pas fait, alors, dans dix ans, après avoir dépensé cent autres milliards de dollars pour les vols habités, on ne sera pas plus près d’envoyer des astronautes sur la Lune ou sur Mars que nous ne le sommes aujourd’hui.
L’administration Obama prétend que sa nouvelle politique spatiale ouvre un « chemin flexible ». En réalité, c’est une incitation à une nouvelle aventure dispendieuse. Quatre décennies de stagnation dans l’espace, ça suffit. Si on veut progresser, une voie doit être choisie. Un leadership est indispensable. Au commencement était le Verbe.
Le Dr Robert Zubrin, ingénieur en astronautique, est le président de la Mars Society (www.marssociety.org) et l’auteur de « The Case for Mars: The Plan to Settle the Red Planet and Why We Must”(traduit en en français sous le titre “Cap sur Mars” aux editions Henri Goursau)