Le 17 octobre Gopalan Madhavan Nair, président de l'agence spatiale indienne (ISRO), a exposé à son premier ministre, Manmohan Singh, la nouvelle politique spatiale que souhaitait son agence : lancer un programme de vols spatiaux habités avec objectifs le premier vol en 2014 et la Lune en 2020, avant la Chine !
Le premier ministre a été convaincu et a demandé à G.M. Nair de faire valider cette politique par la communauté scientifique aérospatiale indienne, ce qui a été fait à Bangalore le 7 Novembre. La prochaine étape est l'établissement d'un livre blanc qui sera soumis au gouvernement avant la fin de l'année pour approbation. Compte tenu de la composition du gouvernement, cette approbation devrait être une formalité et le financement du programme devrait commencer le 1er avril 2007, début de l'année fiscale indienne.
Cette nouvelle politique marque un changement complet par rapport à la précédente, lancée il y a quarante ans par le fondateur du programme spatial indien, Vikram Sarabai, qui se devait de servir en priorité le développement économique du pays et, dans cette optique, était axée sur des secteurs tels que les télécommunications, la santé, l'éducation et le contrôle de l'environnement.
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L'ISRO ne dévoile ses plans que maintenant mais elle s'était en fait discrètement préparée aux missions habitées depuis que la Chine avait mis un astronaute sur orbite en 2003. Elle a déjà modifié un lanceur existant – le GSLV – pour transporter un équipage de deux personnes et a construit une capsule de retour de l'espace. Elle doit tester sa technologie de retour en janvier 2007 sur cette capsule qui, après avoir été placée sur orbite, sera désorbitée, puis récupérée en mer.
Ensuite, début 2008, l'agence doit lancer une première mission robotique autour de la Lune. Parallèlement à la préparation de ces vols, la mise en place de l'environnement nécessaire à l'entraînement d'un corps d'astronautes, ainsi que le recrutement de ces derniers, seront entrepris.
L'ISRO indique que son projet, conduisant à un premier vol habité, coûtera de 2,5 milliards à 3 milliards de dollars par an (plus de trois fois le budget annuel courant de l'agence) mais cela ne pose aucun problème compte tenu de l'expansion économique actuelle du pays. Udipi Ramachandra Rao, un ancien président de l'ISRO et un des principaux partisans des missions spatiales habitées a même fait remarquer que cela ne représentait que le coût d'une centrale électrique de 2000 mégawatts.
Les motivations sont diverses. Elles sont bien entendu scientifiques mais elles sont aussi nationalistes. Le président de L'ISRO considère que la présence humaine dans l'espace peut devenir essentiel pour l'exploration planétaire et que cela est indispensable pour que l'Inde ait un rôle de leader dans le domaine spatial. Rao, quant à lui, dit que la mission habitée donne à l'ISRO un nouveau but et que le pays ainsi que l'industrie bénéficieront sur le long terme de ses retombées.
La justification du choix de la Lune est classique. Nair la considère comme la base intermédiaire de l'exploration planétaire et également comme source possible de minerais tels que l'hélium-3.
Une des raisons du changement est intéressante car elle reprend une critique faite par Robert Zubrin à l'ancienne direction de la NASA (celle de Sean O'Keefe) : ne pas être motivée par les objectifs mais par les moyens. Rao pense que, si les progrès de l'ISRO ont jusqu'à présent été lents, cela s'explique par l'absence d'un but bien défini et il pense que le projet de mission habitée insufflera un nouveau souffle.
En dépit de sa détermination et de ses moyens financiers et humains, l'Inde est évidemment très en retard sur le plan technologique par rapport à ses plus grands compétiteurs comme la Russie et les Etats-Unis. Certains, comme Yagnaswami Sundararajan, qui était étroitement associé à l'ISRO dans ses premières années, et qui est maintenant conseiller principal de la Confédération de l'industrie indienne à New-Delhi, en sont tout à fait conscients. Il met en garde l'ISRO sur la grande différence avec les années 70 et les années 80, où le gap technologique était alors étroit et où il était aisément franchissable. Il en déduit qu'il est absolument nécessaire que son pays bénéficie de collaborations internationales. "Si nous évitons la collaboration et recommençons à inventer la roue, nous n'irons nulle part", dit-il.
Cependant la collaboration n'est pas évidente car les autres nations sont très probablement jalouses de leur avance. Les Etats-Unis, par la voix du président George Bush, avait proposé en juillet 2005 au premier ministre Manmohan Singh, à l'occasion de sa visite à Washington, d'inclure un astronaute indien dans de futures missions habitées. Cette proposition n'a eu aucune suite. Dans le même esprit, Rao fait valoir que les Indiens ne peuvent pas faire d'expériences dans la navette spatiale car la navette n'est pas indienne. "Nous devons développer nos propres technologies ; c'est le chemin que les Chinois ont suivi."
En fin de compte, les Indiens rechercheront probablement leur voie propre sans refuser ce qu'ils pourront obtenir des autres pays. En ce qui concerne les échéances, on peut douter de 2020 mais, pour les étapes antérieures, y compris l'envoi d'un homme dans l'espace, il n'y a aucune raison que les Indiens fassent moins bien que leurs rivaux directs, les Chinois.
Ce qui est intéressant dans cette nouvelle politique spatiale indienne, c'est qu'elle confirme le retour en faveur de l'exploration habitée. Souvenons-nous que jusqu'en 2004, il n'était nulle part correct de l'envisager. On peut maintenant espérer qu'au fur et à mesure que les différentes agences s'y rallient, elle finisse par devenir indiscutable. Le revirement de l'Inde est à cet égard une étape importante.
Ce qui est également intéressant c'est que cette politique souligne l'intérêt de la compétition ou de l'émulation dans toute avancée. Il n'en reste pas moins que la coopération internationale peut faciliter l'approbation et le financement des grands projets, même si elle conduit souvent à les ralentir, voire à les vider de leur substance.
Certes, les Indiens visent la Lune et non Mars. Mais, compte tenu de leur maturité technique et de leurs moyens, cet objectif est bien entendu le plus ambitieux qu'ils peuvent s'assigner. Leur annonce a en tout cas le mérite de souligner la piètre ambition – par comparaison – du programme de retour sur la Lune des Américains ! Si ceux-ci entendent vraiment tenir leur rang de nation spatiale dominante, Mars pourrait bien leur apparaître dans les prochaines années comme un objectif beaucoup plus attractif, en vérité seul à même de justifier leurs efforts.
Pierre Brisson