4. Quelques principes de conception des habitats
Les lieux de séjour, c’est-à-dire les enceintes pressurisées, forment quatre catégories, présentant chacune des caractéristiques spécifiques : les appartements privatifs (chambre, studio, suite…) ; les lieux de vie commune (restauration, sports, spectacles, services, boutiques) ; les laboratoires de recherche et développement (institutionnels et privés) ; les installations « industrielles ».
Nous nous limiterons ici aux deux premières catégories, qui présentent à vrai dire de façon explicite les deux difficultés majeures, à savoir d’une part la production en masse (d’appartements et d’éléments constitutifs des lieux communautaires), et d’autre part le souci d’éviter d’aboutir à des ambiances caserne ou exagérément technique. Un beau défi, sachant les contraintes du projet.
4.1. S’enterrer le moins possible
L’enfouissement des habitats est la solution la plus souvent préconisée pour écarter le risque d’un surdosage de radiations ionisantes. On pourrait par exemple, à l’aide d’un tunnelier de taille compatible des performances du MCT (5 m de diamètre, vitesse limitée à 1 m/sol, 150 à 200 kW et moins de 100 T), creuser des tunnels abritant des résidences troglodytes ; mais dans ce cas, seuls les appartements proches des débouchés de ces tunnels bénéficieraient d’une vue sur l’extérieur. Le concept d’enfouissement trouve un mode de réalisation séduisant avec la filière maçonnerie, comme illustré par les travaux détaillés de Bruce McKenzie (Homestead Project). Des tranchées sont creusées pour accueillir des structures voûtées en briques, qui sont ensuite recouvertes de régolite. Des puits de lumières sont prévus pour éviter un éclairage exclusivement artificiel et quelques fenêtres permettent d’apercevoir l’extérieur depuis des lieux à exposition non nulle mais limitée.
Ce type de solution présente cependant un aspect qui le rend peu envisageable pour les logements privatifs. En effet, le travail de maçonnerie en briques, déjà sujet à caution dans l’environnement martien – on imagine mal des maçons en combinaison spatiale montant des murs, perchés sur des échafaudages – apparaît difficilement compatible avec le rythme de production de ces locaux, résultant du taux de croissance supposé. Mais surtout, dans notre scénario d’offre de résidence martienne, il ne serait guère cohérent de condamner à une existence de taupes des individus pour qui ce séjour extraordinaire sur Mars représentera le rêve de leur existence, qu’il s’agisse des touristes fortunés ou des professionnels voués au fonctionnement la colonie ; ces passionnés voudront ressentir qu’ils sont sur Mars. De plus, pour tous les résidents, l’accès au spectacle du paysage constituera indéniablement un facteur de stabilité psychologique précieux. Par contre, c’est une solution qui reste envisageable pour les locaux communautaires (cf. partie 6).
En réalité, la question des radiations peut être résolue plus finement que par l’enfouissement, en appliquant un principe de conception des bâtiments qu’on pourrait baptiser « l’effet casquette ». Ce principe s’appuie sur deux constats :
- en ce qui concerne le contrôle de l’exposition : au cours de l’expédition, la contribution principale à la dose totale reçue restera, quels que soient les efforts pour la minimiser, celle encourue pendant les transferts interplanétaires ; en ordres de grandeur, pour un séjour sur un cycle (18 mois sur Mars), on peut tabler sur quelques cSv au sol (avec des habitats protecteurs et abri anti-SPE1) contre 50 cSv pour les 2 transferts. De ce fait, viser une dose rigoureusement nulle en phase planétaire, outre que cela conduirait à renoncer à toute sortie en surface, ne serait pas un objectif rationnel ; en réalité, du point de vue du souci de sa santé, le voyageur martien sera amené à gérer sa dose personnelle en modulant son exposition, de façon à revenir sur Terre avec une dose totale (et donc un risque) assumés d’avance1bis.
- en ce qui concerne la source des rayonnements ionisants : les rayons cosmiques (Galactic Cosmic Rays, GCR) proviennent de toutes les directions du ciel ; mais dans un habitat, la dose résultante1 est réduite en fonction de la proportion de la sphère céleste visible depuis la position occupée. Ainsi à la surface de Mars, l’horizon en bloque déjà la moitié ; si on s’installe au pied d’un relief, une réduction supplémentaire s’applique ; enfin, et c’est là que « l’effet casquette » doit être mis à profit, on peut concevoir un bâtiment offrant une variété de taux de visibilité sur le ciel, permettant de localiser les emplacements les plus occupés (lits, bureaux, tables de restaurant…) en zone aveugle, tout en offrant des lieux de passage (ou de contemplation du paysage) plus ou moins ouverts et laissant pénétrer la lumière extérieure. Ce principe est illustré dans l’exemple suivant d’une géode communautaire de 20 m de diamètre (sol orange) surmontée d’une « casquette » de 8 m de diamètre intérieur. Cette « casquette » en duricrete pourrait être garnie d’un jardin suspendu et abriter des locaux totalement protégés (bureaux, labos).
1. Les SPE (Solar Particles Events), bouffées sporadiques et violentes de protons, ne constituent pas un véritable danger dans la mesure où leur spectre d’énergie, bien inférieur à celui des GCR, permet de s’en protéger lorsqu’ils adviennent (30 à 50 cm d’eau ou de polyéthylène suffisent).
1bis. Pour mémoire, la réglementation actuelle (pour l’ISS) stipule un maximum de 100 à 400 cSv sur toute une vie (suivant l’âge et le sexe), ce qui correspondrait à une augmentation de 3% du risque de mort par cancer.
4.2.« Déspatialiser », personnaliser et sociabiliser
On devra aussi offrir aux résidents des conditions de vie aussi peu « spatiales » que possible et, pour séduire les touristes potentiels, aussi attractives que possible. Bien que cet aspect soit essentiel, nous ne l’avons pas développé ici, car c’est un travail de spécialistes, architectes et psychologues. Nous ne l’évoquons qu’en ce qui concerne la conception des enceintes pressurisées, sans aborder les questions d’aménagement des espaces (au sens large) ; disons seulement à ce sujet qu’il faudra que les appartements soient modifiables, au goût des visiteurs, c’est-à-dire qu’il devra être possible d’en personnaliser la décoration, le mobilier et même, dans une certaine limite, la disposition. Au niveau d’ensemble, il sera difficile d’éviter des agencements type couloir d’hôtel : pas de « villas », ou alors à titre exceptionnel, car il est souhaitable de pouvoir circuler de n’importe quel point à n’importe quel autre sans avoir à endosser sa combinaison spatiale.
Les lieux communautaires joueront un rôle capital mais posent des problèmes spécifiques, du fait de leur taille. Le rythme de croissance supposé, de 100 résidents par cycle synodique, signifie qu’il faut prévoir de construire tous les 26 mois un lieu de restauration et de socialisation, capable de servir une centaine de personnes (en deux services). Par ailleurs, un ou deux autres modules devraient être érigés à chaque cycle (voir § 6.1). Les institutionnels missionnés travailleront soit dans des locaux dérivés des habitations personnelles, soit dans des locaux au sein des « casquettes », soit dans des modules industriels ou laboratoires érigés à la demande (non étudiés ici).
4.3 Utiliser au maximum les ressources locales
Les tonnages de matériaux à utiliser pour réaliser des habitats au rythme de 100 résidents de plus tous les 26 mois (soit un par semaine), conjugués au coût des transferts interplanétaires, conduisent à rechercher une utilisation maximale des ressources locales. En fait, un des attraits de la destination martienne est précisément qu’elle offre, de façon relativement accessible, la plupart des ressources nécessaires.
Reste cependant un élément critique : l’énergie (cf. à ce sujet les § 7.7 et 7.8). La production d’énergie pose des problèmes de dimensions des radiateurs de la source froide dans le cas de réacteurs nucléaires2, ou de celles des champs de panneaux solaires dans le cas de générateurs photovoltaïques3. Or de fortes puissances seront requises dès le début de l’installation de la colonie, principalement pour élaborer les matériaux de construction. A terme, la production locale en masse de panneaux solaires pourrait permettre de satisfaire les besoins, mais au début c’est la technique de générateurs électronucléaires de petite taille (typiquement 5 MWe, 10 tonnes), enfouis dans le régolite, qui s’imposera.
Une autre ressource importante, l’azote, nécessitera des efforts particuliers. Ce gaz est bien présent dans l’air martien, mais à raison de seulement 2,7 % en volume4 d’une atmosphère par ailleurs ténue (6 à 7 hPa, contre 1013 sur Terre). Des nitrates, autre source possible d’azote, ont bien été détectés dans le sol martien, mais également en faible proportion. Or, on envisage de doter les enceintes pressurisées d’une pression d’environ 500 hPa, dont 50 % d’azote, ce qui correspond à des quantités considérables dès la première tranche de 100 résidents. Extraire 1 kg d’azote de l’atmosphère, correspondant grosso modo au besoin pour 3,2 m3 d’habitat, demande de traiter 1700 m3 d’air martien et 10 kWh d’énergie (Utilizing Martian Resources for Life Support, C. MCKay). A raison d’une tranche (de 6m, 560 m3) par quinzaine, il faut débiter 870 m3 d’air par heure, soit environ 240 litre/s, la puissance demandée par l’ensemble du process étant de de l’ordre de 5 kW. Ces ordres de grandeur montrent que cette ressource ténue pourra néanmoins être rendue disponible.
Il est clair que les contraintes de disponibilité de ces deux ressources vont conduire à des choix dans la conception des habitats.
2. Sur Mars, pas de fleuves ou de bords de mer pour évacuer les calories. Et le transfert de celles-ci pour utilisation par la colonie présente de sérieuses difficultés techniques (nature du fluide caloporteur, infrastructure…).
3. Compte tenu de divers facteurs défavorables, la puissance moyenne sur l’année fournie par des panneaux fixes (auxquels doivent être couplées des batteries) n’est que de 60 W/m².
4. On peut aussi extraire de l’atmosphère l’argon, présent à 1,6 %, pour l’utilisation comme gaz tampon.
Le tableau suivant récapitule les matières premières utilisables pour la réalisation des habitats.
Ressource In Situ | Intermédiaires | Matériau |
---|---|---|
Eau du sol | LOX, LH2, H2 gaz | Carburants : CH4, CH3OH, C2H4 Polyéthylène |
Air | CO2 | |
N2 |
Gaz tampon de pressurisation, Engrais azotés | |
Nitrates | ||
Régolite | Sol brut | Ecrans anti-radiation (pour mémoire) |
Poussière, Gypse | Duricrete (ersatz de béton), Chaux | |
Argiles | Briques | |
Hématite (Fe2O3) | Fe | Aciers |
Silice (SiO2) | Si, pâte de verre | Panneaux solaires, Vitrages |
Rayonnement solaire | Energie solaire (60 W/m² en moyenne) | |
Gisements géothermiques | Eau chaude, vapeur d’eau | Energie géothermique (long terme) |
Et le schéma ci-après explicite la chaîne des process conduisant des sources (cônes) aux dépôts de matériaux et produits (cylindres) retenus en priorité dans cette étude.
Comme déjà noté au § 3.3, un certain nombre d’exceptions devront être consenties au principe d’autarcie en ressources, ce que les hypothèses concernant les performances du MCT et les données de trafic rendent envisageable, dans une certaine mesure. En-dehors des aliments, qui ne sont pas concernés ici, il faut en particulier envisager un approvisionnement terrestre pour les ressources suivantes :
- des générateurs électronucléaires : leur puissance sera limitée par la surface de radiateurs à déployer et par la température devant turbine des turboalternateurs ; on peut tabler sur 5 MWe (cf. « Essai d’analyse technique d’une colonie martienne » sur le site de l’APM) ; ils sont inévitables au début de la phase d’implantation, avant qu’une unité de production in situ de panneaux solaires soit opérationnelle ;
- des pièces de structure : lorsqu’elles sont réalisées dans des technologies qu’il ne serait pas rentable d’implanter dès le début sur Mars, particulièrement lorsqu’elles demandent une précision dimensionnelle ou d’état de surface extrême, tout en ne représentant pas un gros tonnage ;
- des équipements d’habitat divers : chauffage, ventilation, sanitaires, mobilier (même si une partie de celui-ci pourra être fabriquée à partir de ressources locales : plastiques, fibres végétales) ;
- des feuilles de plexiglass : en raison de la quasi-absence d’oxygène, et donc d’ozone, dans l’atmosphère martienne, le rayonnement UV à la surface de la planète est très intense (600 fois celui de la Terre). Fort heureusement, le plexiglass, matériau léger, peu coûteux et facile à travailler, peut être formulé pour servir à cette fin. Le plexiglass pourrait être synthétisé in situ, à partir d’ingrédients disponibles, mais l’opération est quand même complexe, avec 4 étapes de réaction nécessitant des installations spécifiques. Il est préférable de l’importer.
4.4. Optimiser les moyens de production et d’assemblage
Il s’agit de limiter le volume matériel et financier des investissements à consentir en amont même de la phase de construction, ainsi que de réduire autant que possible la durée de mise en place de ces moyens (déterminée par le flux maximum de cargo offert par le système MCT).
Dans notre scénario cependant, pour la fabrication en série des « appartements », il apparaît intéressant de faire appel à la fois au verre et à l’acier, deux filières nécessitant des enceintes à haute température (1550°C pour le verre, 1200°C pour l’acier). Le verre permet d’éviter l’enfermement visuel et l’acier de réaliser une armature solidement dimensionnée contribuant à la sécurité structurelle des habitats et permettant d’aménager une interface adéquate avec les vitrages. Les matières plastiques, même les plus performantes, présentent des caractéristiques mécaniques insuffisantes (déformation en flexion, fluage) pour réaliser les enceintes pressurisées ; elles sont aussi pour la plupart combustibles et posent donc des problèmes de sécurité.
Nous optons, pour ces logements privatifs, pour des concepts modulaires basés sur des entités de dimensions et de masse modérées (6m x 6m x 6m, 7 à 8 tonnes par cellule hexagonale), permettant :
- un effet de série favorable à la réduction des temps et des immobilisations de main-d’œuvre ;
- la mise en œuvre de moyens de production d’un encombrement permettant de les faire parvenir sur Mars prêts à l’emploi, déjà installés sur des bâtis intégrés dans des ateliers gonflables, connectés en « chaîne de fabrication » une fois arrivés sur le sol martien ;
- des opérations d’assemblage des composants de ces modules, puis de transport et de mise en position sur site des objets finis restant à échelle de petits effectifs d’opérateurs et ne nécessitant pas des moyens de levage ou de terrassement de dimensions et de puissance difficiles à envisager sur Mars.
C’est la prise en considération de ces principes qui nous a conduits au concept de logements privatifs présenté dans la partie 5 qui suit.
En ce qui concerne les espaces communautaires, indissociables du concept de colonie tel qu’il est envisagé dans cette étude, la palette des technologies potentielles peut et doit être élargie. Si le concept le plus séduisant reste celui du dôme transparent (viabilisé par le principe « casquette »), les difficultés de sa mise en œuvre s’accroissent rapidement avec le diamètre envisagé. Mais nous verrons (partie 6) que ces espaces n’étant pas soumis aux mêmes impératifs que les appartements, des solutions alternatives peuvent éventuellement s’appliquer dans un premier temps.
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Bonjour,
Avez-vous pu considérer l’influence du refroidissement par radiation uniquement versus un refroidissement par convection dans la manufacture du verre dans l’atmosphère martienne? Alternativement, il serait peut être possible d’utiliser des soufflantes à haute vitesse, malgré la faible densité de l’atmosphère martienne, pour créer une certaine convection?
Bjr, non je n’ai pas envisagé la convection forcée, mais je sais qu’un industriel anglais avait étudié la question pour la source froide d’un générateur électronucléaire martien. Leur conclusion n’était pas encourageante. Il faut réaliser que si la production de plaques de verre sur Mars demandera la mise en place de moyens assez lourds, la cadence, par contre, resterait modeste (10 à 15 m² par jour), dans l’hypothèse d’une phase de construction de 20 ans. Les plaques pourront donc refroidir lentement (sauf si l’obtention des caractéristiques l’en empêchait).
Pour le verre, des plus petites surfaces, par exemples ces carreaux de 200mm x 200mm, permettent de réduire considérablement les efforts structuraux sur le verre, essentiellement en remplaçant le verre en flexion par du métal en tension. Pensez-vous que ceci permettrait de réduire le coût des serres, ou est ce que le nombre additionnel de joints et d’étapes de fabrication va canceller les gains?
Bonjour,
J’aimerais utiliser l’image de InSitu ressources pour un article de Marspedia. J’ai une image similaire mais je trouve que votre graphique est plus clair et plus approprié.
https://marspedia.org/List_of_ISRU
Bonjour,
vous avez mon accord, sous réserve qu’apparaisse clairement la mention : Copyright R.Heidmann