Non content d’avoir créé en une dizaine d’années un trio d’entreprises innovantes (SpaceX, Tesla Motors et SolarCity) et d’avoir réussi à une vitesse fulgurante à entrer dans le business des lancements spatiaux commerciaux et NASA, Elon Musk n’a pas hésité à braver l’establishment redoutable que constitue le secteur spatial de l’US Air Force, lié à son puissant fournisseur monopolistique ULA, filiale ad hoc commune des géants Boeing et Lockheed Martin. Dans un premier temps, il a demandé à ce que SpaceX puisse concourir pour l’attribution d’au moins une partie des 36 lancements que l’Air Force doit commander pour les prochaines années. Devant la multitude d’obstacles dressés par ses adversaires, il a fini par carrément assigner en justice l’administration pour pratiques anticoncurrentielles. L’affaire est dans les mains de la justice, même s’il est évident que les négociations et l’influence des parlementaires restent les facteurs déterminants.
Elon Musk plaide la cause de SpaceX face au président d’ULA, devant le sénat US.
S’il n’obtient pas gain de cause, cela n’aura guère d’impact à court terme, son carnet de commandes avoisinant les 5 milliards $ (NASA et lancements commerciaux). Mais la partie sera à rejouer lorsque (et si !) SpaceX aura atteint ses prochains objectifs d’innovation : le lanceur lourd Falcon 9 Heavy (bien adapté à ce marché), la technique de réutilisation des premiers étages, en cours d’essais en vol, et le Raptor, un moteur de la classe 400 tonnes de poussée à oxygène / méthane (le propergol martien par excellence), dont les essais de composants commencent sur un banc NASA. Beaucoup d’experts de l’industrie et des agences doutaient que SpaceX puisse passer du ridicule et balbutiant Falcon 1 à la série déjà impressionnante des vols du Falcon 9 (y compris l’évolution radicale vers la version v.1.1). Aujourd’hui, les mêmes prédisent que SpaceX n’atteindra pas ces nouveaux objectifs, jugés irréalistes, en particulier en ce qui concerne la faisabilité pratique de la réutilisation des premiers étages. L’avenir leur donnera peut-être raison ; après tout, il s’agit d’innovation, donc d’entreprise risquée, et leur longue pratique des programmes spatiaux leur confère un crédit indiscutable. Deux aspects devraient néanmoins les rendre prudents.
Le premier, c’est le bilan extraordinaire d’Elon Musk : entrepreneur aujourd’hui à la tête d’une capitalisation boursière voisine des 30 milliards $ (dont il possède plus du quart) ; ingénieur avisé, créatif et pragmatique, ayant grandement contribué aux succès des produits Falcon 9 et Tesla ; enfin visionnaire, ayant perçu ces opportunités commerciales, mais aussi ne manquant jamais de répéter que le but de SpaceX est de permettre l’accès à Mars dans des conditions supportables (c’est d’ailleurs pour poursuivre ce but les mains libres qu’il souhaite éviter d’introduire la société en bourse, malgré l’appétit du marché !).
L’usine Tesla. Près de 200 robots, 25 milliards $ de capitalisation boursière.
SolarCity monte, finance et maintient des installations solaires ; un marché qui n’est encore exploité qu’à 0,5 %.
Le deuxième, c’est le caractère optimisé et innovant des solutions avancées, tant au plan du design des objets que de l’organisation industrielle et opérationnelle. L’Europe peut être fière de ce qu’elle a réussi avec Ariane, en partant de presque rien et malgré la puissance des rivaux déjà établis. Mais elle sait qu’elle ne peut rester enfermée dans les solutions maîtrisées et qu’elle doit observer les innovations qui réussissent (et celles qui échouent). La réflexion est déjà avancée en matière d’organisation industrielle, mais on perçoit un scepticisme peu fécond face à des innovations aussi radicales que la réutilisation à la SpaceX.
Le Falcon9 est désormais équipé des jambes autorisant le retour du premier étage.
Beaucoup de facteurs peuvent conduire à l’échec d’un entrepreneur aussi intrépide : manque de fiabilité des produits nouveaux (lanceurs, capsules spatiales, voitures), lié à une expérience industrielle trop courte, innovations trop risquées, plannings intenables, crise de liquidités, obstacles réglementaires (certification pour l’Air Force, capsule habitée, loi interdisant la vente directe des voitures, suppression des aides écologiques), politique d’élimination d’un nouvel entrant de la part des industriels établis (BMW, Toyota, ou ULA…). Effectivement, créer de la (vraie) richesse dans le monde d’aujourd’hui implique la prise de risque, à niveau élevé.
Mais, en ce qui concerne plus particulièrement le domaine spatial, les éléments favorables à SpaceX ne manquent pas. L’appui affirmé de la NASA, en particulier au travers des contrats de ravitaillement de la Station Spatiale et de développement d’une capsule habitée pour la desserte de celle-ci, est déterminant. Dans le domaine commercial, l’outil industriel très verticalisé de SpaceX doit contribuer à sa capacité d’offrir des tarifs des plus bas, qui ont permis de glaner une cinquantaine de lancements. Enfin, malgré les obstacles sérieux qui se dressent devant lui dans le domaine militaire, le caractère éminemment politique de ce marché vient aussi faire bénéficier SpaceX d’un atout quasiment providentiel, celui des conséquences de la crise avec la Russie.
L’Amérique, pour lancer ses satellites militaires, recourt en particulier à l’Atlas 5, mue par un moteur… fourni par la Russie !
Il se trouve en effet que l’Atlas 5, un des deux lanceurs utilisés par ULA pour l’Air Force (mais aussi pour la NASA) utilise le moteur russe RD-180. Elon Musk n’avait pas manqué de souligner depuis longtemps cette anomalie : non contents de s’être mis dans les mains de la Russie pour l’accès de leurs astronautes à l’espace (avec le Soyuz), les États-Unis se sont aussi liés à la super puissance rivale pour le lancement de ses charges utiles stratégiques les plus précieuses ! Bien entendu, l’affaire de la Crimée et la crise ukrainienne n’ont fait qu’actualiser et renforcer les interrogations et les critiques à ce sujet, y compris au niveau de Congrès et d’un certain nombre d’organismes chargés de contrôler ou de conseiller la politique de l’administration. Les positions ne sont pas encore tranchées, mais des signaux forts sont émis.
Ainsi, il est proposé d’interdire non seulement l’achat, mais carrément l’emploi de ce moteur, c’est-à-dire de l’Atlas 5, ce qui obligerait à tout passer sur Delta 4, au prix de conséquences importantes en termes de coûts et délais. Cela renforce de toute évidence la demande de SpaceX d’être admis comme compétiteur. De plus, d’après un article d’Aviation Week daté du 21 mai, une commission gouvernementale influente vient de recommander de lancer d’urgence le développement d’un moteur LOX/Hydrocarbure américain capable de remplacer le RD-180, une fois le stock déjà disponible épuisé. Qui plus est, cette commission se dit ouverte à une solution méthane… au moment même où SpaceX entame le développement du Raptor !
Inauguration du banc d’essai Raptor au centre Stennis de la NASA, le 21 avril 14.
On le voit, aux faits rationnels se mêlent des enjeux industriels, politiques et même géostratégiques qui font que l’évolution de la situation et des innovations de SpaceX est bien difficile à prévoir avec certitude. Au sein de notre association, en tant que Français et Européens, nous souhaitons, comme le soulignent nos statuts, voir nos pays prendre une part majeure dans le programme martien. Mais nous savons que sans le réveil des États-Unis, assoupis depuis tant d’années, rien ne risque de se faire avant longtemps. Or nous pouvons espérer que le succès des entreprises d’Elon Musk contribue à provoquer ce réveil, même s’il devait se révéler en fin de compte que son objectif de vol abordable vers Mars reste encore lointain. Sa réussite nous paraît donc souhaitable pour l’avancée vers la Planète rouge.