( discours de clôture de Robert Zubrin à la 18ème Convention Européenne de la Mars Society, à La Chaux-de-Fonds, 26-28 Octobre 2018)
(traduction : Etienne Martinache)
Le titre de mon exposé est la révolution spatiale, la révolution du vol spatial, vers un avenir sans limites d’espace, ni de temps, ni de ressources. Perspective ambitieuse, je vous l’accorde. Je vais tenter de vous expliquer ce que j’entends par là.
Comme je l’ai évoqué au cours de ma brève intervention de vendredi, il y a vingt ans nous avons vu paraître des livres tels que « La fin de l’histoire », « La fin de la science », tout ce qu’il vaut la peine d’entreprendre a déjà été entrepris, tout ce qu’il vaut la peine de connaître est déjà connu, de la belle littérature … mais un peu vaine si nous considérons ce qui a été accompli au cours des vingt dernières années. Nous avons en effet assisté à une révolution, une révolution de la connaissance, une révolution des possibles, et d’une façon générale le programme spatial fut un élément crucial de cette grande avancée. Notre programme spatial se divise en deux catégories, d’une part l’exploration planétaire robotique, et en particulier l’astronomie spatiale, d’autre part le vol spatial habité.
En ce qui concerne l’exploration robotique nous avons obtenu des résultats absolument extraordinaires, d’abord avec le lancement du télescope spatial Hubble en 1990 et une série de remarquables découvertes à la fin des années quatre-vingt-dix, lorsque nous avons découvert une cinquième force responsable de l’accélération de l’expansion de l’univers, et de très nombreuse autres découvertes que je qualifierais d’« Accomplissement Majeur de notre époque ». Le télescope spatial Kepler, petite merveille technologique construite à un prix raisonnable, est une remarquable réalisation qui a permis de découvrir plus de deux mille exoplanètes confirmées et des milliers d’autres exoplanètes potentielles. Avant les années quatre-vingt-dix nous n’avions encore découvert aucune planète en dehors du système solaire, même si nous en soupçonnions l’existence, d’ailleurs certains soupçonnaient leur existence il a longtemps déjà, depuis Giordano Bruno. A la fin du seizième siècle, Giordano Bruno avait déclaré : « Les étoiles sont des soleils, ce ne sont pas que des points lumineux qui décorent la voûte céleste, elles sont entourées de planètes et il y a des êtres intelligents sur ces planètes et quand ils lèvent les yeux au ciel, ils voient notre soleil parmi ces étoiles. Nous tournons autour du soleil, par conséquent nous sommes au ciel ». Déclaration qui lui a d’ailleurs valu de finir sur le bûcher. Mais cette hypothèse était correcte car la Terre est dans l’espace, on ne peut pas dire que les astronautes « vont » dans l’espace car nous sommes déjà dans l’espace, nous faisons partie intégrante de l’espace. Le télescope spatial Kepler a découvert des milliers de nouvelles planètes et j’ai vu il y a un mois le résumé d’une présentation du programme de recherche de Kepler par l’astronome Sarah Seager. Sa conclusion était : « Sur la base de ces découvertes nous pouvons désormais conclure qu’une étoile sur cinq possède une planète de type terrestre dans sa zone habitable » Donc il y a des milliards d’autres Terres dans notre galaxie. Nous vivons dans un univers qui foisonne de Terres, nous sommes au ciel. Il y a quelques années, j’ai lu un livre intitulé « Evasion du Camp 14 » écrit par un homme qui était né, et avait passé toute sa vie, dans un camp de concentration Nord-Coréen. Il ne lui était jamais venu à l’idée de s’évader parce qu’il ne savait pas qu’il existait quelque chose à l’extérieur du camp, qu’il y avait quelque chose de différent ailleurs, il croyait que son camp était le monde, qu’il en avait toujours été ainsi. Il ne connaissait pas les villes, Pyongyang, Londres, New York, il n’en avait jamais entendu parler. Finalement, il découvrit leur existence par l’intermédiaire d’un prisonnier qui avait vécu dans le monde extérieur, alors seulement il décida de s’évader. Oui, il y a un autre monde à l’extérieur du camp, un monde riche de millions de choses incroyables, et nous avons exploré ce monde et nous explorons notre propre système solaire, et en particulier nous développons notre capacité à explorer la Lune et Mars, nous avons trouvé de l’eau sur la Lune, cette découverte a été confirmée, il y a de l’eau sur la Lune, il y a de l’eau dans ses cratères polaires, cette eau pourrait se révéler très utile pour soutenir l’exploration lunaire. Et il y a beaucoup d’eau sur Mars, des lacs souterrains, des glaciers. Dans l’hémisphère Nord ils descendent loin vers le Sud, à une latitude qui correspond à celle d’Athènes sur Terre, trente-huit degrés de latitude Nord, c’est une excellente nouvelle. Donc il existe des milliards de mondes et dans notre propre système solaire les mondes sont plus hospitaliers que nous ne le pensions.
Cela dit, d’un autre côté, le vol habité c’est une autre histoire. Les programmes scientifiques se fixent un objectif et c’est pour cette raison qu’ils obtiennent des résultats spectaculaires. Le programme de vol habité, lui, évolue au gré des velléités de ses fournisseurs, c’est la raison pour laquelle son orientation est entropique et qu’il fait du sur-place depuis quarante ans. Cependant, tout problème non résolu finit par engendrer sa propre solution et si le programme gouvernemental de vol habité est complètement à la dérive, cette situation a permis l’émergence de nouveaux acteurs et donné naissance aux premières tentatives laborieuses des startups au cours des années quatre-vingt-dix mais finalement, au cours de la première décennie du vingt et unième siècle, un homme a décidé de créer sa propre société de lanceurs, et il a effectivement réussi. Il s’agit bien sûr d’Elon Musk ! Ce que SpaceX a réalisé est historique ! Parce qu’il a démontré qu’il est possible pour une entreprise privée de taille raisonnable, efficace et bien dirigée, d’accomplir des choses dont on pensait autrefois que seuls les gouvernements des grandes puissances étaient capables et, mieux encore, d’accomplir ces choses en trois fois moins de temps et pour dix fois moins cher que ce que dictait la sagesse conventionnelle et même de faire des choses que l’on avait laissé tomber parce qu’elles étaient considérées comme impossibles, comme les lanceurs récupérables qui reviennent se poser tout seuls à leur point de départ. C’est un excellent résultat et, surtout, ce qui est vraiment important, c’est que si Musk a concrétisé des technologies viables comme les lanceurs Falcon, Falcon Heavy, BFR (Big Falcon Rocket NdT), les vaisseaux Dragon, il a aussi accompli quelque chose d’encore plus significatif. Il a montré que ces réalisations pouvaient être l’œuvre d’entreprises privées et par conséquent, il a ouvert la voie à toute une série d’autres projets d’entreprises. Parce que Musk n’est pas l’homme le plus riche du monde, il est le quatre-vingt quatorzième sur la liste des hommes les plus fortunés du monde, il y a presque cent personnes, quatre-vingt-treize pour être précis, qui sont plus riches que lui et il y en a des centaines dont la fortune est comparable. Et le nombre de yachts et de résidences de luxe sur le marché mondial est limité. Qu’y a-t-il d’autre à vendre ? Ce qui est à vendre c’est la mentalité, voilà ce qui se vend et s’achète. Celui qui a permis d’atteindre un tel résultat celui-là a transformé les mentalités. Son histoire personnelle a inspiré ses contemporains. Ils se jettent dans l’aventure et le résultat c’est que des dizaines de startups de constructeurs de lanceurs reçoivent un financement, littéralement des dizaines. Une personne avec laquelle j’ai récemment discuté m’a dit que leur nombre dépassait trente, et il n’y a pas que des sociétés de construction de lanceurs, il y a aussi des constructeurs de vaisseaux spatiaux, d’instrumentation spatiale, et d’autres choses encore, et les effets de cette lame de fond ont dépassé les frontières du domaine spatial, ils se sont étendus à d’autres secteurs où l’opinion en était venue à considérer que la stagnation était la norme, par exemple l’énergie de fusion thermonucléaire.
A l’instant où je vous parle, des startups de sociétés de développement de la fusion reçoivent un financement, et un financement significatif, soixante-dix millions, deux cents millions, cinq cents millions de dollars qui sont attribués à des entrepreneurs aux idées innovantes sur la fusion. Ils sont financés par le secteur privé et ne basent pas leur programme sur un calendrier qui prévoit de démarrer leurs réacteurs en 2035 ! Vous voyez à quel programme je fais allusion ? (ITER, le grand réacteur expérimental de fusion thermonucléaire en construction à Cadarache NdT) Vous le savez, les investisseurs privés ne s’intéressent pas aux projets avec des délais de cinquante ans, absolument pas. C’est très significatif, significatif pour la fusion et significatif pour l’industrie spatiale. J’ai personnellement participé au programme de recherche sur la fusion dans les années quatre-vingt. J’étais à Los Alamos et je me souviens d’un jour où notre chef de département nous a invités à déjeuner. A cette occasion il nous a fait ce commentaire : « Vous savez, quand sonnera l’heure de la fusion, elle ne sera pas développée dans un lieu comme Los Alamos ou Livermore, ce sera plutôt l’œuvre d’un petit génie qui travaillera dans son garage ». En ce qui me concerne, je ne pense pas que la fusion sera inventée par un petit génie dans son garage mais je crois que cela pourrait être par une startup dans un entrepôt désaffecté. Oui, dès aujourd’hui.
Donc, c’est parti, nous allons avoir des lanceurs économiques. Mais comment est-ce possible ? Même si vous utilisez les bonnes fusées, on ne lance actuellement qu’une centaine de satellites par an.
Si l’on considère le budget actuel de SpaceX et qu’on le divise par ce nombre total de lancements, considérons la totalité du marché, nous en sommes toujours à mille dollars par kilo envoyé sur orbite, bien sûr le prix sera réduit si l’on augmente le nombre de lancements annuel, mais même si l’on passe à deux cents lancements annuels, ou même à trois cents, on n’atteint pas encore les prix des voyages aériens mais … Si l’on considère l’usage initialement prévu pour le BFR, cette idée qui consiste à envoyer un énorme vaisseau spatial sur Mars, le ravitailler en propergol et le renvoyer sur Terre, second étage complet compris, compartiments passagers compris, etc., on se rend compte que ce lanceur n’est pas réaliste pour effectuer une mission martienne, mais c’est tout à fait sensé si l’on décide de s’en servir pour envoyer cent cinquante tonnes en LEO (Low Earth Orbit, orbite terrestre basse NdT), pas pour envoyer un vaisseau de croisière sur Mars.
Ce qui est tout à fait sensé c’est de mettre à profit ce lanceur pour le voyage intercontinental, et le changement de conception du lanceur le permet désormais. Revenir se poser sur le pas de tir et repartir sur orbite, revenir se poser et repartir, et ainsi de suite … et utiliser des moteurs au méthane qui est le propergol le plus économique qui soit. Vous savez, le coût du propergol n’est pas un problème quand on a des lanceurs non-réutilisables, le propergol ne représente qu’un pourcentage très faible du coût total de lancement. Pour le transport aérien, bien sûr, ce pourcentage du coût est beaucoup plus important. Je pense qu’ils ont commencé à s’en rendre compte, mais quand j’ai vu la conception du BFR j’ai immédiatement compris qu’il n’était pas fait pour aller sur Mars, en particulier qu’il n’était pas fait pour coloniser Mars. La colonisation de Mars est un aller simple et la façon la plus économique d’y parvenir serait d’y envoyer un BFR avec cent colons et de l’y laisser à demeure, pas de le ramener sur Terre. Mais voyager de New York à Sydney en cinquante-trois minutes ! Il y a chaque jour des milliers de vols intercontinentaux. Cela dit, il est vrai que la conception actuelle du lanceur n’est pas adaptée à un décollage depuis des villes situées à l’intérieur des terres, comme Paris, mais pour des cités côtières c’est tout à fait réaliste, et il existe de nombreuses villes côtières, et il y a des milliers de vols quotidiens qui relient les cités côtières entre elles. Si vous considérez le coût des vols intercontinentaux, il est de l’ordre de vingt dollars par kilo. Un passager avec sa valise pèse environ une centaine de kilos, donc pour un aller de Los Angeles à Sydney il va payer son billet à peu près deux mille dollars. Bien sûr, il a fallu beaucoup de temps pour que le voyage aérien devienne aussi économique. Pour être conservateur disons donc plutôt deux cents dollars le kilo pour le BFR, soit dix fois le prix d’un vol intercontinental classique, deux cents dollars le kilo, ça fait vingt mille dollars par passager, ça représente le prix d’un billet Los Angeles-Sydney en première classe, d’accord ? Mais il y a des gens qui achètent régulièrement des billets à ce prix, absolument. Mais le gros avantage de ce nouveau type de transport par BFR n’est pas de garnir votre tablette d’un joli napperon ou de vous servir gracieusement votre boisson à cinq dollars. Soit dit en passant, quand même, payer un vol vingt mille dollars pour éviter de payer cinq dollars de boisson ! Non, le gros avantage c’est que le voyage dure cinquante-cinq minutes au lieu de quinze heures, que vous bénéficiez de quarante minutes d’impesanteur et que vous pouvez admirer l’espace et les étoiles par le hublot de votre vaisseau. Je pense qu’il y a un marché pour ça. Pour deux cents dollars le kilo.
Maintenant voyons plus loin, il ne s’agit que de vols suborbitaux, vous ne parcourez qu’une fraction d’orbite avant de regagner l’atmosphère. Pourrait-on aller plus loin ? Pourrait-on faire mieux ? Par exemple profiter de six heures d’impesanteur au lieu de quarante minutes. Bien sûr, je reconnais volontiers que l’impesanteur n’est pas raisonnable pour un vol de six mois vers Mars, mais pour passer six heures dans l’espace, l’impesanteur est une expérience merveilleuse. Alors, au lieu de se contenter d’un voyage de cinquante minutes, pourquoi ne pas rester en vol pendant trois ou quatre orbites avant l’atterrissage, pourquoi ne pas passer une journée complète dans l’espace ? Ce serait un type de tourisme spatial plus attrayant que le simple vol suborbital, qui consiste juste à monter et à descendre, a fortiori si le prix descend de vingt mille à deux mille dollars. Ce serait comme effectuer à bord d’un ferry, sur une journée, une petite croisière dans un port ou autour d’une île côtière avant de rejoindre votre destination, il y a des passagers qui font ça régulièrement. Poursuivons notre raisonnement, pourquoi pas une semaine complète dans l’espace ? Bien sûr, il n’est pas réaliste d’immobiliser un BFR sur orbite une semaine entière alors qu’il peut être avantageusement mis à contribution pour des vols intercontinentaux pendant tout ce temps, mais c’est alors que le concept d’hôtel spatial prend tout son sens. Vous disposez de lanceurs capables de rejoindre l’orbite terrestre à une cadence régulière mais au lieu de passer une semaine dans l’espace, ils déposent leurs passagers dans un hôtel orbital pour un séjour d’une semaine. Il y a un marché qui nous permettra de rendre le vol spatial vraiment économique. Et cela signifie que nous pourrons disposer de laboratoires de recherche orbitaux et même d’infrastructures industrielles orbitales. Il y a un mois j’ai parlé à des représentants d’une société qui veut fabriquer des fibres optiques sur orbite. Faire des fibres optiques en impesanteur est un gros avantage, on a fait des expériences dans la station spatiale et on a prouvé la faisabilité du procédé. Il ne serait pas rentable de fabriquer effectivement ce genre de fibres à bord de la station, les réglementations et la bureaucratie propres à sa conception empêchent d’y mener une quelconque activité industrielle sérieuse mais l’expérience a été menée, et elle est concluante. De telles sociétés pourraient lancer leurs propres laboratoires de recherche orbitaux et assurer alors leur propre fabrication et vendre leur produit dont le prix est très largement supérieur à deux cents dollars le kilo.
Une fois de plus, il faut l’avouer, parce que Musk sait se mettre en scène, il exagère, et parfois … il est même un peu menteur, d’accord ? Ce n’est pas Mère Theresa et certains aspects de sa personnalité sont franchement déplaisants. Mais il faut le reconnaître, ce qu’il a accompli est réel, il faut le reconnaître, il a déjà réduit le coût de l’accès à l’espace de dix mille dollars le kilo à deux mille dollars le kilo. Il l’a réduit d’un facteur cinq ! C’est un succès remarquable ! Oui, et je pense que l’on pourrait encore gagner un facteur dix, soit deux cents dollars le kilo, alors maintenant on peut parler sérieusement. Avec ce prix d’accès à l’espace, bon, d’accord, il s’agit de l’orbite terrestre, admettons que l’accès à l’espace interplanétaire soit dix fois plus élevé, on en revient à la valeur initiale de deux mille dollars le kilo. Si vous voulez envoyer vos cent kilos sur Mars (un passager et ses effets personnels) cela vous coûtera deux cent mille dollars, c’est le niveau de prix qui constitue le seuil de la colonisation, oui vraiment. C’est le niveau de prix que des représentants de la classe moyenne peuvent se permettre de payer s’ils vendent leurs actifs (tels que leurs propriétés par exemple). C’est en fait, en valeur équivalente, le coût du transport entre l’Angleterre et l’Amérique du Nord au dix-huitième siècle pour un citoyen de la classe moyenne. Un membre de la classe moyenne qui vendait sa maison pouvait se rendre en Amérique du Nord. Il pouvait dépenser sept années de travail pour payer sa traversée. Sept années multipliées par, disons, quarante-cinq mille dollars par an représente environ trois cents mille dollars en valeur actuelle. C’est le coût équivalent. C’est une somme que les gens pouvaient se permettre de dépenser à l’époque.
Maintenant, comme vous le savez, la Mars Society a lancé un concours pour la conception d’une colonie martienne de mille personnes, elle comprend toute une série de chapitres qui couvrent tous les aspects du projet : technique, financier, économique, social, politique. Cette étude est intéressante mais sans entrer dans les détails il suffit de retenir qu’il existe en principe des solutions techniques pour réaliser un tel projet, on peut bâtir une colonie sur Mars. Un gros problème de la colonisation est celui de son financement. Le gouvernement peut commencer à financer la colonie tant que l’opinion publique le soutient, mais sur le long terme, quand la colonie se transformera en une société organisée, il faut qu’elle s’autofinance. Il ne lui est pas nécessaire de vivre en complète autarcie, sur Terre aucune société ne vit en complète autarcie. Il faut juste qu’elle soit capable de produire les biens volumineux et massifs : la nourriture, le plastique, l’acier, des choses comme ça, et elle en fera certainement un grand usage. Mais est-il nécessaire que la colonie Martienne produise des biens comme ceci ? (il montre un iPhone NdT). Non. Mais ce genre de bien ne pèse pas bien lourd. Et même si vous avez un système comme une serre automatisée, qui va produire les contrôleurs de débit ? Vous savez, les cartes numériques que l’on utilise pour les contrôleurs de débit. Ils importeront ces systèmes depuis la Terre … en les achetant sur le marché terrien. Il existe de nombreuses sociétés sur Terre qui gagnent beaucoup d’argent sans exporter de biens matériels. Manhattan n’exporte pratiquement aucun bien matériel, ils produisent bien quelques vêtements ici ou là dans des garages, mais cette production est insignifiante comparée à l’énorme flux financier qui transite là-bas … Même chose pour Singapour, pour le Japon, d’accord, bien sûr le Japon exporte effectivement des biens matériels mais ils ne sont pas assemblés à partir de ses propres ressources, ces ressources sont importées. Je ne cultive pas ma propre nourriture, je ne fais pas mes propres vêtements, je ne produis pas de verre, je produis des idées, voilà comment je gagne ma vie et comment je peux acheter ma nourriture. Donc si Mars peut produire des idées, ses habitants pourront acheter tout ce dont ils ont besoin, ils pourront acheter de la nourriture, ils pourront acheter les débitmètres nécessaires pour faire fonctionner une serre et cultiver leur nourriture. Ils n’auront pas besoin de produire le verre. Mais là encore, c’est de la technique élaborée. Ils devront se procurer certains produits élaborés.
Qui seront les colons Martiens ? Ce seront, dans leur ensemble, des esprits tournés vers la technique qui se retrouvent dans un environnement de Front Pionnier et doivent se battre pour défendre leur liberté. Ils disposeront d’une surface cultivable limitée dans leurs serres. Ils devront concevoir des cultures productives. Ils amélioreront leurs cultures par génie génétique. Chaque mètre carré de leurs serres devra être rentable et ils seront bien conseillés car ils disposeront de l’Intelligence Artificielle, car rien ne sera plus rare sur Mars que la main d’œuvre, tant en quantité qu’en diversité. Ils auront besoin d’une grande quantité de main d’œuvre, et surtout d’une main d’œuvre qualifiée. L’Intelligence Artificielle fournit à l’individu la possibilité d’effectuer une grande quantité de tâches essentielles pour lui laisser le temps de vaquer à d’autres occupations, parce qu’il bénéficie en permanence des conseils de l’IA. Je pense que les colons se concentreront sur le développement de la fusion thermonucléaire car le deutérium est cinq fois plus abondant sur Mars que sur Terre. Mars n’est pas la Terre, on peut aussi se procurer l’équivalent des combustibles fossiles sur Mars mais pour ça il faut de l’énergie. Il pourrait s’agir d’énergie géothermique, ce n’est pas là une ressource substantielle mais c’est quand même une source d’énergie intéressante. Donc si on peut y accéder il ne faut pas hésiter. Mais la fusion thermonucléaire, voilà qui vaut vraiment la peine !
Toutes ces sortes d’inventions qu’ils feront pour leur propre compte pourront faire l’objet de vente de licences sur Terre, je pense qu’ils déposeront un grand nombre de brevets … Par ailleurs, l’avènement des sociétés privées de lancement facilitera la colonisation privée. Un journaliste m’a demandé un jour : « C’est terrible. Depuis que l’on a Musk et des gens comme lui, toute sortes de gens qui iront sur Mars sans supervision gouvernementale, comment vous assurer qu’ils suivront les directives de la Terre ? » C’est là toute la question ! La réponse est simple, ils n’en tiendront tout simplement pas compte ! Ils élaboreront leur propre constitution ! Et cela sera le signal de la colonisation de Mars.
Pourquoi des colons voudront-ils s’installer sur Mars ? Pour avoir l’opportunité d’aller à un endroit où ils seront les bâtisseurs de leur propre monde plutôt que les habitants d’un monde qui a déjà été bâti. Et je pense que nous aurons diverses sortes de colons martiens qui se distingueront par toutes sortes d’idées que nous autres, ici sur Terre, qualifierons de démentes. Vous aurez des colonies martiennes fondées sur des idées libertaires et sur la libre entreprise. Vous aurez des colonies martiennes communistes. Et vous aurez tous les systèmes intermédiaires imaginables. Vous aurez des colonies hédonistes et des colonies puritaines, fondées par des colons qui veulent fuir toute cette décadence et élever leurs enfants auprès d’enseignants de bonne moralité. D’autres seront fondées par des colons qui seront des disciples de telle ou telle religion. Et vous aurez des colons provenant de nations qui ont été asservies par des envahisseurs et veulent un lieu où ils pourront vivre libres. Vous aurez aussi des colons qui veulent tout simplement préserver leur langue unique en voie de disparition sur une Terre cosmopolite, et ainsi de suite. Il y aura toutes sortes de colonies et d’établissements sur Mars et il y aura des gens qui auront des idées originales pour créer de nouvelles structures juridiques et ils représenteront ce que les pères fondateurs des Etats Unis d’Amérique appelaient les « Nobles Expériences ». Les idées sur lesquelles furent fondés le libéralisme du dix-huitième siècle, les Etats Unis, n’ont pas été inventées aux Etats Unis, elles ont été inventées en Europe et il y avait beaucoup d’Européens qui avaient des idées originales, et ils y croyaient fermement, mais que les classes dirigeantes considéraient comme complètement farfelues. Vous savez, si l’on demande aux gens de se juger eux-mêmes vous n’aurez jamais de condamnation. Le droit de vote pour les simples citoyens ? Hérésie ! La liberté de la presse ? Pure folie ! Mais nous avons décidé de les mettre en pratique et cela a plutôt bien marché, cette société a été plutôt une réussite, une réussite telle que des millions de gens ont voté avec leurs pieds et sont venus en Amérique, ils sont venus dans ce pays si vaste, ce pays si prospère, un pays qui a réussi en particulier parce qu’il a attiré tous ceux qui voulaient mettre ces idées en œuvre. Donc les colonies martiennes qui trouveront une meilleure façon de s’organiser attireront des immigrants. Certaines idées réussiront et d’autres échoueront, il y aura de multiples expériences, c’est inévitable. Les idées efficaces pourront démontrer leur efficacité et seront un exemple ailleurs en raison de la démonstration de leur succès, comme le libéralisme américain du dix-huitième siècle constitue désormais une référence mondiale. Et c’est ainsi que la société humaine dans son ensemble progressera.
Et puis il y a les astéroïdes. Certains évoquent leurs précieuses richesses. Je pense que la véritable richesse des astéroïdes est de fournir de nouvelles destinations pour les colons de l’espace. Si Mars peut fonder son développement sur l’exportation d’idées, les astéroïdes peuvent faire de même. En fin de compte il y aura sans doute une autorité gouvernementale sur Mars, elle sera probablement nécessaire. Mais les astéroïdes représentent un beaucoup plus grand nombre de nouveaux mondes, et je ne crois pas personnellement dans ce plan de développement qui consiste à exporter leurs ressources parce qu’il s’avère qu’il faut les raffiner. Le platine ne représente qu’un dixième de dixième de pour cent de l’astéroïde que vous devez désorbiter, pour le récupérer. L’acier (le fer plutôt) peut représenter jusqu’à dix pour cent, d’accord, vous pouvez produire de l’acier sur un astéroïde, pas pour l’exporter sur Terre mais pour construire des cités spatiales, mais bien sûr, ce faisant, vous pouvez en profiter pour l’exporter aussi sur Terre mais … de Nouveaux Mondes et de Nouveaux Mondes au-delà encore !
Comme je vous l’ai dit, je pense qu’il y a désormais un véritable espoir de libérer l’énergie de fusion thermonucléaire. Grâce à l’exemple de SpaceX, il y a des startups qui travaillent sur la fusion. Il y a d’énormes quantités d’Hélium 3 dans les atmosphères des planètes géantes. Sur Jupiter, la gravité est trop importante pour qu’on aille l’y récolter, mais sur Saturne, Uranus et Neptune c’est techniquement faisable, et puis il y a la ceinture de Kuiper, et il y a les étoiles, et bien sûr, au cours de la prochaine décennie nous lancerons de nouveaux télescopes spatiaux : Tess, James Webb, Habitable Planet Finder et d’autres qui sont en attente de proposition. Nous pourrions construire des interféromètres optiques sur la Lune, qui seront peut-être contrôlés par des horloges développées ici (au Musée d’horlogerie de La Chaux de Fonds NdT). Nous découvrirons de nouveaux mondes, nous « cartographierons » de nouveaux mondes, nous pourrons littéralement les cartographier depuis l’espace et les télescopes terrestres seront toujours mis à contribution. Et je pense que nous allons assister à l’émergence des technologies qui permettront le vol interstellaire, nous aurons besoin de transmettre l’énergie par lasers, soit directement sur des voiles réfléchissantes, soit via de puissants systèmes de propulsion électrique. Faudra-t-il embarquer le propergol ou le récupérer dans l’espace ? Les deux options sont envisageables. La propulsion interstellaire vaut la peine. Nous la développerons, c’est certain, et cela commence dès à présent.
Certaines de ces découvertes interviendront du vivant de pratiquement toutes les personnes présentes dans cette salle. Et cette percée vers l’espace est survenue il y a une seconde à peine à l’échelle de l’histoire cosmique. Je pense que d’ici cinq ans il y aura des dizaines de SpaceX, pas seulement des startups qui veulent suivre les traces de SpaceX mais des sociétés qui manifesteront un degré d’activité dans le développement matériel comparable à ce que SpaceX fait aujourd’hui. Il y aura des mises en concurrence qui tireront les prix vers le bas, la Lune et Mars deviendront très accessibles. Les agences spatiales ne sont pas capables d’aller sur Mars aujourd’hui, et sur la Lune non plus d’ailleurs.
Cela dit, construire une « station de péage lunaire » (« Lunar tollbooth », référence à la « Lunar Gateway », projet fumeux de station orbitale lunaire de la NASA NdT) n’est pas une façon d’atteindre la Lune et je pense que c’est un véritable scandale. Mais très bientôt les outils dont nous disposerons permettront de bâtir un programme lunaire et un programme martien très économiques et je pense que la classe politique se lancera dans l’aventure. Ce que nous nous sommes efforcés de vendre depuis 1998, depuis la fondation de la Mars Society, « Des humains sur Mars », sera beaucoup plus facile à vendre.
Dès que nous disposerons de lanceurs lourds réutilisables bon marché et que cela deviendra une proposition beaucoup plus vendable, quand vous irez voir le président élu et que vous lui direz : « Que diriez-vous d’envoyer des humains sur Mars ? » Et il/elle répondra « Hé bien, pourquoi pas ? Combien cela va-t-il coûter et cela est-il faisable avant la fin de mon second mandat ? » Et la réponse sera : « Cela ne coûte pas très cher et c’est réalisable avant la fin de votre second mandat, nous avons le lanceur, nous avons le vaisseau, nous avons tout ce qu’il faut, etc. » La réponse sera : « Alors allons-y ! ». Vous savez, ce qu’a fait Musk, ce que fait Bezos, ce que font d’autres comme eux, c’est d’abaisser le seuil de faisabilité en développant des sous-ensembles substantiels du matériel nécessaire pour rendre tout cela réalisable. Ils vont réussir à rendre tout cela « vendable ». Et donc tout cela est enfin arrivé. Mais nous devons encore le vendre, d’accord ? Musk doit encore vendre ses systèmes pour envoyer des gens sur Mars.
Et aussi, autre point important, il faut savoir comment tout cela est arrivé. Tout cela vient d’une idée. Victor Hugo disait : « Rien n’arrête une idée dont le temps est venu ». Parce que l’idée dont le temps est venu peut recruter et faire croître les forces qui sont nécessaires à sa réalisation. Cela dit, bien sûr, il faut un messager, une idée a besoin de messagers, il faut que quelqu’un fasse circuler l’idée, il faut que quelqu’un la propage. La Mars Society fait de grandes choses, 1) elle propage la vision, 2) elle soutient les programmes politiques qui permettent de construire le matériel qui permettra d’aller sur Mars et 3) elle soutient la mise en œuvre des projets qui font avancer les choses, comme les stations de simulation martienne. Les deux dernières tâches sont les plus visibles mais je crois que la première est la plus importante. Parce que c’est en diffusant l’idée que l’on recrute les forces nécessaires pour la faire avancer.
Je le sais de façon très concrète parce que c’est la Mars Society qui a recruté Elon Musk, absolument ! J’étais là quand c’est arrivé. J’ai participé à sa conversion, j’ai aidé à son recrutement, je l’ai convaincu d’adhérer à cette vision du vol spatial habité. C’est pour cette raison que SpaceX existe aujourd’hui. Musk s’est lancé dans l’aventure grâce à la vision que nous lui avons inspirée et beaucoup de ceux qui travaillent pour lui en ont décidé ainsi pour faire partie de cette aventure. Ils pourraient gagner plus d’argent ailleurs. Ils travaillent chez SpaceX parce qu’ils veulent faire partie de cette aventure. Bezos, lui, a été recruté par Gerard O’Neill. Vous savez, Gerard O’Neill, l’homme qui a popularisé ce concept de colonies spatiales. Bezos a sans doute aussi subi d’autres influences. Mais il faut que nous soyons des vecteurs de cette idée. Nous pouvons être ceux qui permettent de franchir certaines étapes de sa mise en œuvre. Vous voulez lever une armée ? Il faut des recruteurs pour lever cette armée et il faut des recruteurs pour inspirer la vision.
Donc tout cela est enfin arrivé. Nous y assistons dès à présent. Et si nous y parvenons, dans cinq cents ans, il y aura des milliers de nouveaux rameaux de la civilisation humaine sur Mars, sur les astéroïdes, dans la ceinture de Kuiper et parmi les planètes de l’espace interstellaire proche. Des milliers ! Et il y aura des milliers de nouvelles cultures et de nouvelles littératures relatant l’histoire et les exploits des peuples qui auront réalisé des choses extraordinaires pour permettre l’émergence de ces civilisations nouvelles. Quand ils évoqueront notre époque, que retiendront-ils de ce début de vingt-et-unième siècle ? Que les Démocrates ont remporté la majorité à la chambre des représentants ? Quelles furent les funestes conséquences du Brexit ? Quel clan mafieux a finalement triomphé en Syrie ? Rien de tout ceci. Ils se souviendront seulement des noms de tous ceux qui auront rendu tout cela possible. Seuls des diplômés d’histoire auront entendu parler de Donald Trump, bien plus nombreux seront ceux qui connaîtront le nom d’Elon Musk, peut-être même se souviendront-ils de nous ? En tant qu’individus ? Non bien sûr, mais ils se souviendront sûrement de notre époque. Parce qu’elle restera dans l’Histoire comme celle où pour la première fois nous avons mis le cap vers d’Autres Mondes ! Voilà pourquoi cette époque restera dans l’Histoire et voilà pourquoi elle mérite de rester dans l’Histoire. Et je ne peux vous garantir que l’on se souviendra de vous en tant que personnes mais vous pouvez être sûrs que votre action passera à la postérité. Et cela est mérité. Merci !
Robert Zubrin
Traduction Etienne Martinache
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